Soyons clairs : il y a des familles qui s’entendent bien, et d’autres beaucoup, beaucoup moins. Il y a des familles où l’on trouve une fratrie unie, gaie, chahuteuse mais ô combien attachante. Et puis il y a les autres familles. « Anna, va-t’en, c’est ma chambre ! Sors de là ! ». Annalisa leva ses yeux bleus sur sa sœur aînée qui la fixait, les bras croisés. Megan avait trois ans de plus que sa petite sœur ; à dix ans et demi, elle bénéficiait d’ores et déjà de cet orgueil et de ce panache qui frisait l’égocentrisme – trait de caractère qu’elle finirait de toute façon par acquérir quelques années plus tard. Deux qualités – ou défauts selon les perspectives –, provenaient tout droit de leur mère, Diandra, ex-Miss Caroline du Sud, toute en blondeur et en fossettes. Ajoutons cela une certaine folie des grandeurs et un égo démesuré. Annalisa serra derrière son dos la trousse de maquillage qu’elle venait de dérober à sa grande sœur. « J’ai dit sors de ma chambre ! », répéta Megan, furieuse. Annalisa ne répliqua rien mais fit la moue, avant de sortir de la chambre à reculons. La porte claqua derrière elle et Anna dévala l’escalier. Elle trouva sa mère, pendue comme la plupart du temps au téléphone posé à côté de la méridienne du salon. « Maman, Megan m’a jeté dehors », se plaignit-elle. « Chérie, je suis au téléphone, tu ne vois pas ? Ta sœur possède parfaitement le droit de ne pas vouloir de toi dans sa chambre. Maintenant veux-tu bien me laisser ?, répliqua Diandra. Agatha tu es toujours là ? » Elle finit par lever ses yeux bleus, et fronça les sourcils en dévisageant sa fille. « C’est la trousse de maquillage de ta sœur ? Va lui rendre immédiatement. Et tu es punie pour la semaine !, déclara Diandra, sentencieuse, avant de retourner à sa conversation téléphonique dans un soupir exaspéré. Navrée ma chérie, c’est ma fille. Tu sais comment sont les enfants ».

« Anna s’est achetée le short que tu refusais de lui acheter. Avec son argent de poche » La phrase lâchée d’une voix mielleuse par Megan vint briser un instant le silence de plomb qui régnait autour de la table. Annalisa foudroya sa sœur du regard, Megan lui décocha un sourire victorieux, et Diandra et Mathis, son plus jeune fils, posèrent leurs regards sur Annalisa. Quelques instants plus tôt, un silence de plomb habitait la pièce, et les quatre jeunes femmes picoraient dans leurs assiettes en faisant mine d’être absorbée par le contenu. « C’est vrai Anna ? », demanda Diandra en reposant ses couverts et en s’essuyant la bouche avec le coin de sa serviette. « Megan s’est laissée peloter par le capitaine de l'équipe de foot après le dernier match », répliqua Annalisa en toisant sa sœur. « Anna s’est faite coller pour avoir insulté Mrs Finnigan ». « Megan s’est tapée toute l’équipe de foot » « Anna a été surprise avec des cigarettes au lycée » « Elles n’étaient pas à moi ! Je les ai trouvées », s’écria Annalisa. « C’est vrai pour le capitaine de l'équipe ? », s’exclama Mathis. « Ca suffit ! s’exclama Diandra. Annalisa, je ne cautionne ni ne cautionnerai jamais la cigarette ; apporter ton aide à une personne afin de mentir à ses parents pour couvrir ses obscurs agissements t’implique dans ces-derniers autant que le coupable. Tu es privée de sortie pour le mois », trancha Diandra de sa voix doucereuse. « Mais c’est pas juste ! », s’exclama Annalisa, choquée. « Ne me parle pas sur ce ton », répliqua Diandra. « Au fait maman, Cheryl m’a conviée à un gala de charité chez sa grand-mère à Raleigh. C’est le week-end prochain. Il n’y aura rien que la bonne société », reprit Megan d’une voix d’ange. « Tu vas jusqu’en Alabama ? », s’étonna Mathis. « Mathis, c’est en Caroline du Nord », répliqua Megan. « Quelle excellente nouvelle ! As-tu songé à la robe que tu porteras ? », s’enthousiasma Diandra. La conversation qui suivit ne cessa de tourner autour de robes de soirées et de noms prestigieux de la bonne société, locale ou non. Pendant ce temps, Annalisa ruminait contre la Terre entière en triturant un morceau de vianda du bout de sa fourchette.

« Mathis ! Hé, du genou, réveilles-toi ! », s’écria Annalisa. Meven poussa un grognement et enfonça un peu plus la tête dans l’oreiller, faisant mine de ne pas entendre. Mais sa sœur savait très bien qu’il le faisait exprès, et elle n’avait pas le temps d’attendre qu’il se décide enfin à bouger. Elle attendit environs cinq secondes, les mains sur les hanches, fulminante, avant de trouver quelque chose pour le réveiller pour de bon. Elle attrapa le vase posé sur la table basse, vira les fleurs sans aménité, et renversa tout le contenu du vase sur la tête de son cher frère, qui se leva en sursaut. « Hé, mais t’es malade ! Pourquoi t’as fait ça ? », s’écria-t-il en secouant la tête pour faire sécher ses cheveux plus vite. « Pourquoi ?! Allôôôô ça fait huit mois que tu squattes mon canapé, monsieur ‘’je-vais-trouver-un-truc-vite-fait-t’inquiètes’’ ! », hurla Anna, furieuse. « Je fais ce que je peux », marmonna Mathis en contemplant son tee-shirt trempé avec dégoût. « Ah oui, alors tu m’expliques pourquoi l’historique de ton ordinateur ne révèle aucune recherche d’un quelconque endroit où vivre ? », répliqua sa soeur, en croisant les bras. « T’as pas à fouiller mon ordi ! », s’indigna Mathis, la mine outragée. « Oh, arrête un peu, c’est toi qui me l’a prêté la dernière fois et tu m’as toi-même dis de chercher le site de la banque dans ton historique ! », rétorqua-t-emme en levant les yeux au ciel. Son frère retira son tee-shirt et le fixa en soupirant. « T’as vu un peu tes conneries ? Viens pas me demander de laver le canapé ! », bougonna Mathis. « C’est ça ! », soupira sa sœur en se dirigeant vers la cuisine. Elle l’entendit pénétrer dans la salle de bain et l’eau couler dans la douche. Il était temps que son cher petit frère prenne son existence en main, et cesse de croire que sa grande sœur serait toujours là pour l’héberger. Cela étant dit, jamais elle ne pourrait lui refuser l’hospitalité, il était quand même la personne qu’elle aimait le plus au monde ou presque. Mais le fait était que ça faisait huit mois maintenant qu’il squattait son canapé sans même se sentir concerné par le fait de trouver un appartement ailleurs. Elle s’activa dans la cuisine, avec des gestes presque mécaniques du fait de leur répétition quotidienne, attrapant des tasses, les posant sur le comptoir et versant du café. Mathis émergea de la salle de bain, en simple caleçon, une serviette roulées sur les épaules et ses cheveux noirs dégoulinant, et s’assit sur un tabouret en saisissant une tasse. « Tu mets de l’eau partout », pesta Anna. Il haussa les épaules et se mit à siroter son café tandis que sa sœur poussait un cri strident lorsque son regard tomba sur l’horloge de la cuisine. « C’est l’heure ça ? Merde, je suis à la bourre ! », s’écria-t-elle en attrapant sa veste posée un peu plus tôt sur le bout du comptoir, donnant une tape amicale sur l’épaule de Mathis au passage. « Ton job va te rendre cinglée », commenta son frère de la cuisine au moment où la porte se refermait derrière elle. Elle lui aurait probablement rétorqué qu’il ne savait pas de quoi il parlait lui qui ne faisait rien ou presque de sa vie, mais non seulement elle était sérieusement en retard, et surtout, il avait raison.

Annalisa était fébrile en arrivant au bureau. Pas forcément à cause du retard, elle pouvait toujours imputer les quelques minutes volées sur son temps de travail à la désastreuse circulation. Ce matin avait lieu la réunion pendant laquelle le rédacteur en chef présenterait le nouveau photographe en chef. Le poste était resté longtemps vacant depuis que Michael Broud était passé à la concurrence six mois plus tôt. Le rédacteur, Philippe, avait été littéralement traumatisé de voir son ami de longue date passer à l’ennemi sans même qu’il ait flairé quoi que ce soit. Personne n’avait eu le courage de lui dire qu’il avait été le seul à ne pas voir venir le coup. Sitôt descendue du taxi, Anna s’engouffra dans les locaux du magazine, traversa le hall tout en verre et chrome, salua au passage Marie et Cass, les deux réceptionnistes, et se précipita dans le premier ascenseur, direction le troisième étage. En pénétrant dans la salle de réunion, elle eut un soupir de soulagement quand elle vit que la réunion n’avait pas commencé, et que la plupart de ses collègues bavardaient joyeusement dans une cacophonie de cour d’école. Elle se glissa à côté de Jenna, qui tapait sur son IPhone à défaut d’avoir autre chose à faire, ses beaux cheveux blonds luisant à la lumière comme une auréole. « Salut, j’ai eu la trouille que la réunion soit déjà commencée », marmonna Annalisa en lui claquant une bise. Jenna rangea son téléphone et hocha la tête. « Philippe n’a pas l’habitude d’être en retard, t’as sacrément de la chance ! », souligna-t-elle. Anna remarqua les cernes de son amie, qu’elle avait tenté de camoufler avec du maquillage, sans y parvenir totalement. « Comment ça se passe avec Phil ? », demanda la blonde gentiment. Jenna lui lança un sourire contrit. « Je ne sais pas, je ne suis pas rentrée chez nous hier soir ». Les deux amies se lancèrent dans une conversation animée, pendant laquelle Jenna lui raconta ses malheurs domestiques avec son fiancé, Phil. Elle lui parlait de sa fâcheuse manie de s’imaginer que rien n’était grave et qu’il fallait toujours voir le bon côté «… l’autre jour il m’a dit que la crise économique avait renforcé les liens internationaux ! », au moment où la porte s’ouvrit. Philippe était seul, mais avait l’air triomphant de celui qui avait voulu garder le suspense. « Tout le monde à sa place !, exigea-t-il en guise de salut. L’heure est venue de vous présenter notre nouveau et très estimé photographe en chef ! Tu peux entrer ! », lança-t-il plus fort pour que la personne attendant derrière la porte entende. La porte s’ouvrit et, alors qu’Anna continuait sa discussion avec Jenna en chuchotant, elle se figea. Un jean noir, une chemise blanche avec le col entrouvert, un visage émacié, des cheveux sombres un peu ébouriffés. Et pour finir un regard qui croisa le mien. Un regard bleu vif, étincelant de malice. Anna avait du mal à respirer, tandis qu’un froid glacial lui parcourait l’échine. Les mots s’étaient bloqués dans sa gorge et elle fixait le nouvel arrivant bouche-bée, incapable de bouger. « Anna ? Ça va ? On dirait que tu as vu un fantôme ! », s’inquiéta Jenna. La jeune femme se força à insuffler le plus de haine dans ce simple regard, puis reporta son attention sur Jenna, qui regardait à présent elle-même la soudaine apparition. « Tu le connais ? Il est mignon ! », fit-elle remarquer. Anna grinça des dents pendant qu’il rejoignait Philippe à l’autre bout de la pièce. Philippe semblait ravi de son effet de surprise. « Je vous présente notre nouveau photographe en chef, Selden, s’exclama Philippe avec une excitation somme toute pathétique. Je t’en prie, je te laisse la parole », poursuivit-il avec déférence en s’écartant de quelques centimètres pour laisser plus de place à son nouvel employé préféré. « Bonjour à tous. Je n’ai qu’un souhait, m’intégrer parmi vous, et me rapprocher de vous au maximum », dit-il de sa voix velouté en fixant intensément Annalisa. « Tu peux toujours courir », persifla cette dernière entre ses dents. « Tu le connais ? », demanda une nouvelle fois Jenna avec curiosité. « Je l’ai connu », marmonna Annalisa.