L'HISTOIRE
« Le meilleur moyen de réaliser l’impossible
est de croire que c’est possible. »
Leur jeu avait commencé quand ils n'avaient que douze ans. C'était un jeu assez idiot, mais c'était leur jeu. Sans ce jeu ils ne seraient pas devenus aussi proches, ils ne seraient peut-être même pas devenus amis.
Tout avait commencé quand ils s'étaient rencontrés. Ils s'en rappellent encore tous les deux parfaitement. Deux gosses tristes qui se retrouvent à traîner sur le terrain de jeu de leur quartier. Elle s'était pris un râteau par le mec le plus mignon du collège, il venait de faire l'objet de moqueries débiles. Des trucs plutôt futiles, mais à cet âge-là, on ne relativise pas vraiment. Alors ils s'étaient assis tous les deux et s'étaient raconté leurs désastreuses aventures.
J'étais amoureuse d'un gars du collège, trop mignon, mais quand je lui ai dit, il m'a dit qu'il voulait pas sortir avec moi, parce que j'étais pas assez cool. Elle avait levé aux yeux ciel, comme elle le faisait tout le temps quand elle entendait ou repensait à quelque chose qu'elle trouvait idiot. Comme si elle, Octavie Deforest, n'était pas cool. Heureusement qu'il n'avait pas accepté de sortir avec elle finalement, ça ne pouvait être qu'un looser s'il pensait ça.
Moi je te trouve cool. Elle avait tourné la tête vers lui et avait de nouveau levé les yeux au ciel.
Tu me connais depuis dix minutes. Il avait haussé les épaules, comme si ça n'avait pas d'importance et n'avait rien ajouté.
Alors, tu vas me dire pourquoi t'es là toi ou t'attends le déluge ? Elle l'avait alors fixé l'air de dire "on va pas y passer la nuit". Elle était encore jeune, mais elle n'avait jamais eu beaucoup de tact et n'avait jamais été très patiente. Voyant qu'il ne disait rien elle s'était levée pour partir.
C'est à cause des garçons de ma classe, ils se moquent de moi parce que je suis petit. Elle avait fait des yeux ronds et les avait levés au ciel, encore une fois.
Et tu fais la petite fille boudeuse à cause de ça ? Mon problème à moi est grave au moins, je me suis carrément fait jeter par un mec. Un mec nul en plus. Il y avait eu un long silence. Octavie regardait le garçon assis à côté d'elle, dont elle ne connaissait même pas le prénom, pendant qu'il regardait dans le vide.
Eh bah, t'es pas un bavard toi. Aller, lève toi, on va faire un truc. Il s'était levé et s'était mis face à elle, attendant qu'elle lui dévoile son "truc".
Je te mets au défi de prouver aux garçons de ta classe que même si t'es petit, t'es meilleur qu'eux. Et t'as pas le droit de refuser, on refuse pas un défi. Il l'avait regardé bizarrement, se demandant si elle était sérieuse et avait bougonné un "hum, pourquoi pas".
Si c'est comme ça, je te mets au défi de devenir encore plus cool que maintenant et de faire voir à ce gars qu'il a perdu l'occasion de sa vie. Elle avait hoché la tête pour montrer son approbation et avait commencé à partir en disant qu'il était l'heure qu'elle rentre chez elle, mais qu'ils pourraient se retrouver ici le lendemain. Il l'avait rattrapée avant qu'elle quitte le terrain de jeu.
Attends, j'ai un autre défi pour toi avant. Ton défi c'est de m'embrasser. Histoire qu'on se réconforte tous les deux, tu vois. Elle l'avait une nouvelle fois regardé avec des yeux ronds, feignant d'être outrée.
Je te dis que je viens de vivre ma première peine de coeur et tu veux que je t'embrasse ? Haussement d'épaule.
On refuse pas un défi, c'est toi qui l'as dit. Elle n'avait pas pu s'empêcher de sourire et l'avait embrassée innocemment sur la bouche avant de reprendre la direction de chez elle.
C'est comme ça que ça avait commencé, une histoire banale au final. Ils s'étaient retrouvés le lendemain et avait discuté pendant des heures, se donnant d'autres défis en passant. Quelques jours plus tard, ils mettaient au point les règles de leur jeu. C'était simple, ils se retrouvaient à chaque début d'année scolaire, se donnant des défis à réaliser pour l'année à venir, qu'ils écrivaient sur des petits bouts de papier et qu'ils mettaient ensuite dans une vieille boite qu'Octavie avait récupéré chez elle. Au début de l'année suivante, ils se donnaient d'autres défis. Ils n'avaient même pas mis de gages ou autre en place au cas où un défi n'aurait pas été réalisé, leur seul but était de se prouver qu'ils étaient capables de tout.
Et puis il y avait eu ce défi. Deux ans après. Celui qui, plus tard, changerait leur vie, les ferait grandir et prendre conscience de certaines choses. Il était finalement bien tombé ce défi. Il y a forcément un jour où il faut grandir et assumer. Un jour où il faut arrêter de se voiler la face.
Tiens, le dernier. Je te mets au défi de ne jamais me quitter, de rester près de moi, pour toujours, quoi qu'il arrive. Le garçon du terrain de jeu, qui s'appelait en fait Jim, avait attrapé le petit morceau de papier en riant et l'avait déposé dans la vieille boité rouillée. Il trouvait ce défi débile et inutile parce qu'à cet âge-là il était certain qu'il n'aurait jamais ni l'envie ni le besoin de s'éloigner de cette fille. Cette fille qui était devenue sa meilleure amie.
C'est trop facile comme défi, tu crois vraiment que j'aurais envie de m'éloigner de toi un jour ? Octavie avait tiré la langue face à la moquerie de son meilleur ami. Jim avait toujours été le plus optimiste des deux, celui qui ne voyait que le positif, qui pensait que tout irait toujours bien, mais Octavie ne pouvait s'empêcher de penser qu'il y aurait forcément une merde quelque part, que quelque chose finirait forcément par foirer. Parce que ça se passe toujours comme ça, il y a toujours un truc qui part en couille. Mais elle n'avait rien dit, elle préférait ne pas gâcher les bons moments. Et ils avaient remis la boite à sa place, bien cachée sous une latte du vieux parquet de la maison abandonnée. Une très vielle maison qu'ils avaient trouvée en parcourant les rues de la ville. C'est là qu'ils se donnaient rendez-vous une fois par an.
***
Je, je déménage. La semaine prochaine. Assise sur le lit de Jim, Octavie a la tête baissée et les larmes aux yeux. Tout ça à cause d'une folie de ses parents qui décident du jour au lendemain de retourner vivre en France, là où ils se sont rencontrés, là où le père d'Octavie est née.
Oh ... Et tu, tu déménages où ? Jim, debout face à elle, la regarde d'un air dépité. Ils n'ont jamais été séparés plus de quelques jours et rien que ça ça avait été l'horreur, pour lui comme pour elle. Il se met alors à réfléchir à tout un tas de possibilités. Si elle ne déménage pas trop loin, il pourra aller la voir assez souvent et si jamais elle s'en va à l'autre bout du pays, tant pis, traverser les Etats-Unis en voiture, pour elle, il le ferait.
A Paris. Oh. Son "oh" avait fusé. Paris. La France. Le problème se révélait être plus compliqué que prévu finalement. Les larmes montent de plus en plus aux yeux d'Octavie, elle est à deux doigts de pleurer. Puis elle panique, se met à chercher une solution, lève la tête vers lui et parle si vite qu'elle en devient presque incompréhensible.
Mais tu pourrais venir avec moi, tu te rappelles de notre défi, on devait plus se quitter, rester tout les deux, pour toujours. Elle le regarde dans les yeux, suppliante. Il faut qu'il vienne avec elle, elle ne peux pas l'imaginer autrement, elle ne s'imagine pas vivre ailleurs sans lui. Il la regarde, surpris.
Quoi ? C'est complètement fou Octavie, tu peux pas me demander ça. Elle est dépitée, ne sait plus quoi dire, elle a besoin qu'il la suive. A ce moment-là elle est égoïste, certes, mais elle a besoin de lui, ça ne s'explique pas, il est une partie d'elle, elle voit les choses comme ça. Apeurée, elle se met à s'énerver.
C'était ton défi Jim, on dois faire tout les défis, c'est ça la règle du jeu, t'avais promis. Puis les choses s’enchaînent, Jim se met lui aussi à s'énerver. Elle ne peut pas lui dire de venir avec lui et encore moins prendre l'excuse du défi pour le faire culpabiliser. Il lui lance un regard noir avant de se mettre à lui crier dessus.
On avait quatorze ans à ce moment-là Octavie, quatorze ans. On était que des gamins, on connaissait rien de la vie, on pensait pas aux conséquences. On a grandi maintenant, c'est plus pareil. Je peux pas te suivre en France, c'est trop gros tout ça, c'est pas un simple un défi à la con, comme de réussir à se taper la sainte-nitouche du lycée. Pour moi ça reviendrait à tout quitter. Ma famille, mes amis, ma copine, mes études, tout. C'est la première fois qu'ils se disputent vraiment. Jusque-là leurs engueulades n'avaient été que des petites gue-guerres qui duraient cinq minutes et jamais ils ne s'étaient énervés comme ça l'un contre l'autre, jamais ils ne s'étaient criés dessus et Octavie se rend compte que ça la blesse certainement plus que ça ne le devrait.
Parce que tu crois que pour moi c'est facile, parce que tu crois que moi ici j'ai pas tout ça. Elle essaie de se calmer mais n'y arrive pas. Il n'a pas le droit de dire qu'il devra tout quitter alors qu'elle aussi va laisser un tas de choses derrière elle. Il baisse la tête et se remet à parler doucement.
Au moins t'auras ta famille là-bas Octavie, moi j'aurais rien. Elle se fige à ces mots, choquée par ce qu'il vient de dire. La colère monte en elle d'un seul coup.
Alors c'est comme ça que tu me considère, comme ... rien. Elle lui lance alors un regard noir, un regard à vous glacer le sang. Il soupire.
Arrêtes, c'est pas ce que j'ai voulu dire. Pourtant tu l'as dit. Un silence pesant s'installe. Elle le fixe alors qu'il n'ose pas la regarder en face, puis elle se dirige vers la porte et met sa main sur la poignée.
Octavie ... Elle arrête son geste et se tourne vers lui une dernière fois.
Je crois que t'as raison, je crois que c'est mieux que tu restes ici. Après ça ils ne sont plus vus.
***
Octavie s'avance vers la porte d'embarquement, prête à quitter les Etats-Unis pour la France, la Nouvelle-Orléans pour Paris.
OCTAVIE. Elle se retourne et le voit, un billet d'avion à la main, un sac de voyage dans l'autre. Sa gorge se serre, elle ne sait pas quoi penser, elle ne sait pas quoi dire.
On refuse pas un défi, c'est toi qui l'as dit.