Je pourrai dire que tu es quelqu'un de bien, Charlie. Je le pense. Peut-être que certaines personnes diront le contraire, mais je leur répondrai que toute bonne personne peut faire des choses mal. C'a été ton cas. Cela a commencé par la naissance de ta petite soeur. Tu avais 5 ans, il me semble. Tout d'un coup, une petite nouvelle arrivait dans la famille et tu n'étais plus le centre d'attention de ton père. Ton papa, l'homme de ta vie, ton âme soeur. Elle te le volait. Tu lui en a toujours voulu pour ça, je pense que tu l'a même haït. Tu as grandit à Paris, tu t'es accommodé au fait de ne pas être la seule fille de la famille. Tu avais ta mère au téléphone de temps en temps. Parfois elle t'appelait du Brésil, d'autres fois du Japon. Tu ne savais jamais vraiment où dans le monde elle se trouvait, mais tu t'en fichais. Cette femme a toujours été qu'une étrangère pour toi. Plus tard, tu te demanderas pourquoi Patrick, l'ami de ton père, était toujours chez vous. Ton père te disait qu'ils jouaient à des jeux de société avant de dormir, et tu boudais parce qu'il t'interdisais d'entrer dans la chambre. Mr Lebon voyageait beaucoup, il était très occupé avec l'agence de mannequin qu'il gérait. Mais tu ne lui en voulait pas, parce que lorsqu'il rentrait à la maison, il avait toujours un câlin pour toi, toujours un beau cadeau, il te laissait même grimper sur son dos pour faire l'avion jusqu'au canapé. Tu adorais ça. Tu adorais ta vie, tu adorais ce grand appartement dans le XVIème arrondissement, tu adorais avoir un chauffeur pour t'emmener à l'école. La petite tâche d'ombre dans ta vie était ta soeur cadette. Jusqu'à ce que tu comprennes, trop tard, que tu l'aimais. C'était en 2002, tu devais avoir 13 ans. Ton père et Patrick étaient officiellement ensemble et faisaient un voyage à l'île Maurice. Ce jour là, la nounou était malade et tu devais te coltiner Mélody, ta soeur. Quelle boulet, te disais-tu. Elle t'empêchait d'aller à la fête d'un ami, et tu lui en voulais. Tu décidas quand même de sortir au parc du coin avec elle, pour rejoindre ton petit-ami. « Mélody, reste sur ce banc ok ? Je vais faire un tour avec Yohann et on revient. Je t'apporterai une glace. » Vous vous êtes éloignés un quart d'heure. Un quart d'heure, c'est long. En un quart d'heure, il peut se passer beaucoup de choses. Tu as tout de suite compris qu'il s'était passé quelque chose, quand tu es revenu et que ta soeur n'était plus là. Elle était naïve et peureuse, jamais elle ne se serait éloignée de son plein gré. Toi, tu avais 13 ans, et tu as paniqué. Tu as mis du temps à appeler ton père, et la police. Ton coeur battait fort, tu étais perdue. Ce sentiment, tu l'as eu pendant un bout de temps, pendant plusieurs années, même. Cette culpabilité, cette douleur, ce manque. Ta mère t'a appelé ce jour là, elle t'a insultée de tous les noms, t'a reniée. Tu lui a raccroché au nez, dépitée. Tu avais envie de mourir.

Tu as mis du temps à t'en remettre. C'est compréhensible. Pendant deux ans, tu as fais pas mal de conneries, tu t'es laissé allé. Tu séchais les cours pour aller fumer des joints en cachette, tu couchais avec tous ceux qui voulaient coucher avec toi, tu faisais le mur, parfois fuguais. Ton père a eu de la patience avec toi. Et heureusement encore une fois qu'il était là, a faire pression sur ton lycée pour que tu ne redouble pas, à appuyer ton dossier pour Harvard. Tu es passé, d'ailleurs. Je crois que c'est là que tu as eu le déclic. Et cette devise « La vie continue. ». Tu as changé d'air, tu as rencontré de nouvelles personnes, tu étais comme dans un autre monde, où ta soeur n'avait jamais existé, et donc n'avait jamais disparut. Tu as recommencé à sourire. Avec le temps, tu as retrouvé ton optimiste éternel, celui qui en agace plus d'un d'ailleurs. Tu as retrouvé une vie normale. Du moins aussi normal qu'elle peut l'être. C'est vrai que tout le monde n'a pas le luxe d'aller à Harvard, d'avoir un appartement de 90m², de s'habiller en Yves Saint Laurent.. Tu fais parfois snob. Tu ne le fais pas exprès, c'est dans ta manière d'être, dans ta manière de t'habiller. C'est le monde dans lequel tu as vécu. Tu es une fille à papa, tu l'as toujours été et tu le resteras toujours. Tu vas aux défilés de mode, tu méprises les mannequins qui n'ont selon toi, rien dans le cerveau, tu discutes tous les dimanches midi du cours de la bourse avec ton père, tu vas aux ventes aux enchères d'oeuvres caritatives.. Tu es toi, avec toutes tes bonnes intentions, toi qui peut paraître tellement "m'as tu vu".

Tu a eu ton diplôme à Harvard avec brio. Tu t'es dis que c'était le bon moment pour rentrer sur Paris, un retour aux sources douloureux et indispensable à la fois. Tu avais trop longtemps fuit la mort de ta soeur, sujet dont tu ne parles à personne. C'est dur de vivre tous les jours avec ça, dans cette ville. Presque tous les jours tu croises une jeune fille d'environ 20 ans, et chaque fois tu te dis que c'est peut-être elle. Tu scrutes leurs traits, la couleur de leurs yeux, de leurs cheveux. Ca en devient parfois psychotique. Mais tu prends sur toi, et tu te contente d'avoir le regard absent pendant quelques minutes. Puis tu reviens à la réalité, tu reprend les conversations avec tes copines, tu continues de corriger les copies de tes élèves. La vie continue, un peu plus stressante qu'à Londres mais ça, c'est peut-être l'effet parisien.. Tu te renferme derrière ton sourire, comme si tout allait toujours bien pour toi. Je plains ton petit-ami, du moins ton ex petit-ami. Il était comme un défouloir, lorsque tu étais en colère contre toi même, ou contre la vie en général. Ta manière d'aimer reflète beaucoup sur la personne que tu es réellement. Un peu givrée, d'accord. Mais triste, aussi, et surtout pleine de colère et de rancoeur.  Quand tu l'insultes de connard par exemple, je crois que ça te tue autant que ça le tue. Tu es étrange, et compliqué, et il faut du courage pour supporter tes crises de doutes.