C'est un réflex. Un putain de réflex. Il grimace sous le choc de son poing contre la mâchoire de son camarade de classe. Le craquement de son pouce le fait ciller, lui arrachant une plainte de douleur. Il a quinze ans et il vient de se péter le pouce contre une pédale. Putain. Il secoue la main dans une vaine tentative de faire cesser la douleur non sans jeter un regard haineux vers celui qui était jadis l'un de ses amis les plus proches. La petite troupe qui s'est formée autour d'eux les fixe avec surprise. On savait que Philéas-Léon Bourgeais avait quelques animosités envers tous ceux qui sortaient de la norme sociale, mais on n'imaginait pas qu'il ferait preuve de violence. Lui, le petit bourgeois, fils à papa, propre sur lui avec des bonnes notes. Lui, le type toujours souriant, partant pour une virée à la plage, une session de surf, une soirée autour d'un feu de camp. Non, on n'imaginait pas qu'il pourrait un jour frapper l'un de ses meilleurs amis pour une histoire aussi futile qu'un coming-out. Mais la satisfaction qu'il ressent en ce moment même peut se lire sur son visage - et la douleur de son pouce aussi. Il est content. Heureux d'avoir frapper cette pédale. Cette erreur de la vie. Ce monstre. Son père lui avait toujours dit de se méfier. Qu'ils étaient une espèce à exterminer comme les lesbiennes et les arabes. Bourgeais ! Dans mon bureau ! Tout de suite ! La colère transpirant la voix du vieux directeur bedonnant ne lui fait ni chaud, ni froid. Il s'en fiche comme de la première dent de sa saleté de sœur. Parce qu'il sait que si le vieux décide d'appeler son père, il ne récoltera aucune punition mais un sourire en coin. Fier. Amusé. Casser du pédé, c'est un truc de famille au fond. The way of life des Bourgeais. Petite famille huppée de Biarritz.

Le haut le coeur le fait grimacer. Les escaliers tanguent dangereusement tout comme la vieille tapisserie à fleurs jaunes du couloir. Il s'accroche désespérément à Alceo, essayant de garder un équilibre précaire, histoire de ne pas se rétamer lamentablement devant la porte des voisins. Cachets contre le rhume, alcool et joins ne font pas bon ménage. Un mélange carrément dégueulasse qu'il ne tentera plus jamais. Vraiment. Gerber sur la fille qu'on veut se taper est la honte assurée pendant quelques jours. J'crois que je vais gerber mec... Genre un gros pâté au milieu du couloir. Mieux sur le paillasson de la salope d'en face ! En quelques secondes, il est devant la cuvette des toilettes et vide le contenu de son estomac pour la deuxième fois de la soirée. Le chien s'approche curieusement mais il le vire en le poussant vers la porte. Sale bestiole. La joue appuyée contre le carrelage froid de la salle-de-bain, il fixe avec désintérêt la balayette à chiotte. Sa chambre est trop loin. Son lit trop haut. Il a la flemme de se trainer jusqu'au canapé. Le carrelage froid est confortable. Les baskets hors de prix et à la dernière mode d'Al' entrent dans son champ de vision - plutôt restreint. L'autre l'aide à se remettre debout, non sans lui arracher des grognements d'inconfort et des insultes légères. Se rendre à sa chambre n'est pas si difficile. À moitié écrasé sur son colocataire, il se laisse plus ou moins porter, se contentant de tenir debout - un exploit. En gémissant de satisfaction, il se laisse tomber sur le matelas, enfonçant son visage dans l'oreiller. T'es trop parfait Al', je t'épouserai bien...

Il esquisse un sourire crispé et lui serre la main, peut-être un peu trop fort. Elza le regarde de travers, prête à réagir au moindre signe d'une quelconque bagarre. Il essuie sa main contre son jean par réflex, jugulant tant bien que mal le flot de dégout qui l'assaille. Il n'est plus un adolescent. Il n'use plus de ses poings depuis bien longtemps, essayant d'être civilisé et de paraitre un minimum ouvert d'esprit. Mais il ne peut rester impassible face à ce qu'il a toujours considéré comme des erreurs de la nature. Et là, il en est entouré. À quoi s'attendait-il en acceptant d'accompagner Elza dans un bar gay ? Un lieu vide, peut-être. Toutes ces créatures dévergondées rassemblaient dans un endroit aussi étroit lui donnent la nausée. Tout ça pour la mettre dans son pieux avant Hugo. Arthur, Philéas. Tout le monde l'appelle Phil. Il se tend, nerveux, ayant l'impression d'être une proie sous les yeux du soi-disant meilleur ami. Pourquoi les filles s'acharnent-elles à croire qu'ils sont plus cool que les vrais hommes ? Ça le dépasse totalement. Le type dont tu m'as parlé l'autre jour ! Fabuleux ! Cette fois-ci il ne peut empêcher une grimace de fleurir sur son visage, grimace qui n'échappe pas au regard d'Elza. Il consulte discrètement sa montre et soupir. Encore trois heures. Trois longues heures à supporter cet Arthur. Un mal pour un bien. Parce que la vision d'une Elza en robe courte marchant devant lui ravive son courage et son envie. Il se laisse entrainer à une table et sourit hypocritement aux amis de la jeune femme.

Il balance ses clés sur la table de la cuisine et se déchausse en soupirant de plaisir. Ses mocassins balançaient dans le placard à chaussure, sa chemise blanche retirée, il se sent déjà beaucoup mieux. Ne reste plus que le pantalon à pince. Faisant craquer son dos, il se sert un verre d'eau et l'avale d'une traite. L'appartement est silencieux, seul la télé diffuse un léger fond sonore. Il se laisse tomber sur le canapé, écrasant impunément Al' qui devait sans doute dormir. Il n'en a que faire. Sa tête appuyée contre l'épaule de son meilleur ami, il fixe la télévision sans réellement la voir. Avec Al', c'est à la vie, à la mort. S'il avait été une fille, Phil' l'aurait sans doute déjà épousé depuis un bail. Il est juste parfait ce type. Ils sont complémentaires. Ils s'entendent comme cul et chemise. Comme Sacha et Pikachu. Comme une crêpe et du nutella. Il a l'impression de connaitre par cœur l'italien. Chaque mimique, chaque expression. Il sait qu'il est exécrable le matin. Qu'il a tendance à virer les filles qu'il ramène. Juste parce que ça le fait chier de les voir au lever. Il sait aussi que c'est un type amusant et attachant. Qu'on ne peut pas passer une soirée géniale sans lui. Et il sait aussi qu'il tient à sa petite garde robe, à ses fringues de luxe et ses paires de chaussures. Il est sûrement la personne à laquelle il tient le plus.