Nice - Avril 1995 « T'étais où cette nuit ? Regardes moi quand je te parles bordel ! T'étais où Agathe ? Dis le moi ! » Des éclats de voix, encore, au rez-de-chaussé. Blottie contre moi, Emma sanglote en silence. Mes mains sur ses oreilles, j'écoute sans le vouloir la bataille qui fait rage dessous.
« Mais qu'est-ce que ça peut te faire ? De toute façon depuis que t'as ton nouveau boulot tu te fous complètement que je sois là ! Alors ne commences pas à me faire un procès. » Je ferme les yeux à mon tour, à m'en fendre les paupières. Un flot d'insultes coulent. J'ai dix ans et je ne devrais pas entendre ça.
« Tu sais quoi ? Je me casse ! » Des portes qui claquent. Des cris. Laissant Emma dans mon lit, je me précipite en bas. Papa est devant la porte, sans un mot. Les escaliers défilent sous mes pieds alors que je me jette dans ses bras. Notre petite famille est en danger, je le sens.
Nice - Septembre 1997 Ma petite sœur serre ma main aussi fort qu'elle le peux. J'ai l'impression qu'elle va me briser les os. Moi je sens tout mon corps qui semble sur le point d'exploser. Mon sang est en train de bouillir. Elle nous a oublié cette affreuse. Celle que je répugne à appeler ma mère nous a oublié à l'école. Emma n'a que six ans. Six ans bon sang. Elle est à l'école maternelle. Moi je sors du collège et je la retrouve tous les soirs en attendant papa. Mais aujourd'hui c'est maman qui devait venir nous chercher. "Maman". Je regarde ma montre. Trente minutes de retard. Trente minutes c'est trop.
« Viens Emma ! » Je l'entraîne vers le bureau de la directrice. Il faut que quelqu'un vienne nous chercher.
Nice - Juillet 2007« Papa ! PAPA ! BORDEL ETEINS CETTE MUSIQUE ESPECE DE PETITE GARCE ! PAPAAAAAAAAAAAAAAAAA ! » Rififi dans la maison. Les yeux rivés sur le courrier, je le relis, encore et encore. Je déteste Emma qui met toujours sa musique trop forte. Je voudrais juste qu’elle l’arrête pour une fois. Mon cœur est sur le point d’exploser.
« PAPAAAAAAAAAAAAAAA ! » Le voilà qui débarque, non sans avoir frappé à la porte d'Emi pour qu’elle arrête sa musique. Il me retrouve en pleurs, fébrile devant le courrier. Il se précipite.
« Cécile. Cécile qu’est-ce qu’il se passe ? » Je pleure. Je relis, encore.
L’université Paris Descartes – Paris 5 à le plaisir de vous annoncer votre affectation à la licence biomédicale dès la rentrée 2007. Veuillez adresser au plus vite votre réponse… Je fais glisser le courrier vers mon père. Mon rêve se réalise. Une très bonne licence. La fierté se dessine sur son visage. Après mon bac scientifique avec mention, la vie se dessine parfaitement pour moi. Je jubile. Paris... Inquiète par tante de silence, ma petite sœur accourt. Je suis tellement heureuse que je pourrais l'embrasser toute la journée. Mon rêve se réalise. Mon père s'éclaircit la gorge.
« Tu devrais appeler ta mère... » Mon sourire se fige. Non. Je n'ai pas vraiment envie de l'appeler. Je n'ai pas envie d'entendre sa voix désagréable me dire "oh ma chérie je suis tellement fière !" avec une hypocrisie à vous déchirer les tympans même au travers du téléphone. Non, vraiment, je ne veux pas.
Gare de Nice - Août 2007 « Tu es sûre que tu n'as rien oublié ma chérie ? J'aurais vraiment dû t'emmener en voiture ! Si tu as le moindre problème, tu m’appelles, d'accord ? » Amusée, je souris.
« Ne t'inquiètes pas papa. Je t’appellerais, promis. » Je monte ma deuxième (et dernière !) valise dans le train et l'embrasse tendrement. Pleine de sourire, je monte dans le train. Un dernier signe de main. Coup de sifflet, la porte qui se ferme. Nous n'avons pas fait dix mètres que je fonds en larme. Je quitte Nice pour Paris. Toute ma petite vie reste derrière moi et moi je ne suis plus personne. J'abandonne tout pour un minable appartement dans le 10ème arrondissement et une licence à Paris Descartes. Bien sur, j'ai toujours envie de faire de biologie, je veux faire de grandes choses. Et mon rêve peut enfin prendre vie... sans mon père et ma petite sœur. Sans Nice. Sans ma vie de gamine de 17 ans. J'ai peur.
Amphithéâtre Paris 5 - Paris - Décembre 2007 Appliquée, je prends le schéma affiché au tableau, en tentant tant bien que mal d'écouter ce qu'explique le professeur. Le rang devant moi discute à haute voix de leur plan pour ce soir. Je les connais, vaguement. Une partie de ma promo qui sort souvent. Bien trop souvent, sans doute. J'aimerais leur hurler dessus, parce que je n'entends plus rien au cours avec leurs conneries. Soudain, il se retourne. Il, c'est Guillaume St-Germain. Un fils de bourgeois parisien,
hot as hell comme dirait la plupart des filles de ma promo.
« Hé double M ! Tu sors avec nous ce soir ? » Sa "bande de copines" pouffent en me dévisageant. Un sourire franc s'affiche sur mon visage.
« Bien sûr. Tu passes me chercher ? » Paris - Mai 2007 Partiel de bio ce matin. J'ai la tête qui tourne, mes yeux supportent mal la lumière. Je m'accroche faiblement à Guillaume dans le dédale de couloirs de la fac. Non, nous ne sommes pas en retard. Nous ne sommes juste pas en avance. Pas du tout même. Mon cerveau ne réponds plus de rien. J'ai des odeurs de mojito dans le nez, une envie d'aller me coucher dans les jambes.
« Guillaume... attends. C'est là. » Nous entrons dans la salle, et la lumière m'agresse. Je le sens très mal, ce partiel.
Paris - Juillet 2008 Assise en tailleur devant mon ordinateur, j'observe incrédule ce qui s'étale sous mes yeux. Dans la pénombre de l'appartement, je n'y crois pas. Pourtant le résultat s'affiche en toutes lettres. "Recalée". 9,7. Trois dixième de points me manquent après les rattrapages pour passer en L3. Je fulmine. 9,7. Connard de correcteur. Connerie d'administration. Pour trois dixième de points, je crie à l'injustice. Dans un accès de fureur, je referme violemment mon ordinateur et le dépose sur mon bureau - ou du moins ce qui me sert de bureau. Un grognement se fait entendre derrière moi. Volte face. Qu'est-ce qu'il fout là lui ? Je fronce les sourcils - aucun souvenir qu'il soit rentré avec moi celui-là. Il ouvre des yeux ensommeillé et me regarde. Raté, je ne suis pas d'humeur.
« Dégage. » Le jeune homme se redresse, me regarde sans comprendre. Non, même pas en rêve. J'attrape son tee-shirt et lui envoie à le figure.
« Casses toi je te dis. La porte c'est par là ! » J'indique vaguement la porte - pas très compliqué dans un appartement minuscule, et m'engouffre dans ce qui fais office de salle de bain. Une douche, des toilettes, un lavabo. Pas de chichi, Paris coûte cher. Je crois que je l'entends me lancer une insulte. Mon doigt se lève bien haut en guise de réponse, bien qu'il ne puisse le voir. Pauvre type. La porte claque derrière lui. Je ressors et attrape mon téléphone, compose machinalement un numéro en retenant ma respiration.
« Cécile ? » Et là, mon monde s'effondre. Je fonds en larmes.
« Oh mon dieu papa, si tu savais... » Paris - Août 2010 Le résultat est sans appel. 10.0 ADMISE. Miracle. Je valide cette foutue licence de biochimie. Mon père va être tellement fier. Pas forcément fier de la note, qu'il n'a pas besoin de connaître d'ailleurs, mais il a besoin de savoir que sa fille est une diplômée de Licence 3 Biochimie. Enfin, je l’appellerais plus tard. Pour le moment, c'est William qui me prends dans ses bras. Ou peut être est-ce Paul. Quoi qu'il en soit, ce jeune homme m'entoure de ses bras, glisse ses lèvres dans mon cou et m'attire contre lui, m'entrainant dans la volupté d'un moment à deux.
Paris - Juillet 2011 Master 1, validé. A 13 de moyenne, je peux être fière de moi. Sauf que ça m'agace. Je ne veux plus aller en cours. L'école ça m'agace, et je n'ai plus envie de rien. Assise au comptoir, un mojito sous la main, j'observe ce qui se passe autour de moi. Mon père se remarie cet été. Moi j'ai pris mes vacances à ce même moment. Je refuse d'être là pour voir cette nouvelle pétasse devenir la nouvelle femme de mon père. Je déteste ça. Encore une fois il me délaisse, et je suis sûre qu'il délaisse Emma. Vous appelez ça une famille vous ?
Paris - Septembre 2011 J'ai un nouvel appartement. Cadeau de papa pour la validation de mon M1. Un trois pièces dans le 10ème, mon quartier de prédilection. Canal St-Martin. Je devrais dire merci. Mais vu la tête de sa pétasse, c'est même pas la peine.
Paris - Avril 2013 Allongée sur son lit, la tête en arrière, je respire calmement en observant Jules qui s'active à faire à manger. Pour un peu je rirais à la situation. Mon nouveau "jules", c'est le cas de le dire, nous prépare un plat de spaghetti bolognaise alors que je flemmarde en l'observant. Je me sens bien avec lui. Il est tout ce qui n'est pas pour moi. Bosseur, digne de ce qu'il a, dans la misère financièrement, mais droit et respectable. Qui suis-je à côté moi ? Une pauvre nana, une niçoise qui monte à Paris et qui se perd en chemin. Mais étrangement avec lui je me sens bien. On se voit depuis un mois. Un petit mois. C'est bien étrange non ? Je l'aime bien Jules. Pour une fois j'ai envie que ça dure un peu plus que de la neige au soleil.
Paris - Juin 2013 « Tiens. C'est un dossier pour le master que tu veux faire. » Hum ? Je lève les yeux pour voir la bouille ravie de mon petit ami. C'est notre petit rituel du vendredi soir. Je l'attends à la fermeture de son café, nous rentront ensemble. Certaines fois nous allons dîner, certaines fois nous marchons juste sans but. Je suis bien avec lui. Ses lèvres sucrées se posent sur les miennes, m'arrachant un sourire.
« Tu réserves ce traitement à toutes tes clientes ? Je vais être jalouse ! » « Seulement aux jolies. Regardes le dossier. » Il se détourne de moi, préoccupé par un client qui l'appelle. Je feuillette vaguement le dossier devant moi. Candidature en Sciences du médicament -Pharmacochimie. Je suis surprise qu'il se soit souvenu de la dénomination exacte. Alors qu'il revient vers moi, je l'interroge du regard.
« Si tu espères que je reprenne mes études, tu rêves. »Paris - Juillet 2013 Nous rentrons chez moi, en silence. Encore une fois nous l'avons croisé, cette fille. Coline. Je le déteste dans des moments comme ça. Je ne suis plus rien, plus qu'une autre fille dans la rue, qui marche dans la même direction que lui mais qu'il ne connaît pas. Il m'a lâché la main en la voyant. Il ignore à combien ça blesse. Je sais qu'elle est mieux que moi. Je sais que je n'égalerais jamais ô grand jamais cette fille. Moi je ne suis rien d'autre qu'une nana de 23 ans qui n'a pas fini son master. Une niçoise perdue à Paris. Et lui... lui il m'abandonne un peu plus à chaque fois qu'elle est là. J'en pleurerais presque. Peut être devrais-je juste rentrer chez moi, retrouver ma chambre d'ado et manger du nutella, comme une ado en pleine rupture. L'ambiance est glacée. Il ne parle pas, m'observe à peine. Il s'engouffre dans les escaliers alors que j'ouvre la boite aux lettres. Quand se rendra t'il compte que je ne suis plus juste derrière lui ? Devant la porte, quand je ne serais pas là pour ouvrir ? A contre cœur, j'emprunte les escaliers à sa suite. La porte s'ouvre sans un bruit alors que je suis prête à éclater en sanglot. Je balance le courrier dans la cuisine et me précipite dans la salle de bain, sans un mot. Une exclamation. Mes sourcils se froncent alors que j'observe mon reflet rougi dans le miroir. Il me rejoint, m'enlace en me collant un papier sous les yeux.
« Je suis fier de toi. » Me murmurre t'il doucement. Je ne comprends pas. Le papier se froisse sous mes doigts. Dossier accepté. Master 2. Quoi ? Ce dossier que j'ai renvoyé sans espoir, pour lui faire plaisir, est accepté ? Je suis prise en master 2 ? Mon esprit s'embrouille alors que mon corps fond sous ses caresses et la douceur de sa voix. J'oublie, tout. Plus rien ne compte si ce n'est lui.